À l’occasion de la sortie du livre sur l’Esthétique du jardin paysager allemand XVIIIe-XIXe siècle, un de ses auteurs et membre d’honneur de notre association, Eryck de Rubercy, a eu la gentillesse de répondre à quelques questions de notre président Sylvain Hilaire
L’interview
Bonjour Eryck, merci d’avoir accepté de parler de ton dernier livre sur les jardins paysagers allemands, pour nos amis de Paradeisos – Jardins européens. Une première question justement, en lien avec notre association, sachant que tu fais partie de nos membres d’honneurs qui nous ont accompagné dès notre création : Comment vois-tu notre association ? Comment conçois-tu notre rôle, nos actions, et le développement de nos activités ?
Plus que pour beaucoup d’autres choses, une association s’impose dans le cas d’un jardin. Son manque d’entretien est toujours synonyme de disparition. Aussi j’aime cette idée que ses usagers en soient, jour après jour, les jardiniers. Tout le monde y prend part. On en saisit également l’importance quand il s’agit de faciliter l’appropriation d’une entité culturelle telle que le jardin de la Maison-Musée de Jean Monnet, rendant ainsi le jardin plus proche, plus précieux aux yeux de chacun qui y travaille. Et il est admis qu’un jardin exige un rapport actif. Ainsi le jardin se distingue-t-il par l’intervention de ses jardiniers. Le tout en partage et en concertation. Et puis, trop souvent l’on pense que le jardin n’est fait que pour flatter la vue, or ce qui compte c’est le travail effectué, c’est-à-dire le projet partagé comme l’est, depuis le départ, la construction européenne. L’Europe est un projet commun toujours en train de s’accomplir à l’instar d’un jardin. Car, contrairement à ce qui se passe pour une œuvre picturale ou littéraire, le jardin évoque toujours son développement. Il est modelable. Même chose pour l’idée européenne. En effet, il a fallu du temps pour que le projet de l’Europe se mette en place, comme il faut du temps pour que les plantes se mettent à pousser et les arbres à grandir. L’idée européenne ne cesse d’être en marche et un jardin en est la meilleure image. L’on sait aujourd’hui la passion qui liait Jean Monnet autant à l’Europe qu’à son jardin et il y a des correspondances entre les deux. Que le projet de son jardin soit aujourd’hui un projet partagé, c’est-à-dire communautaire est la plus juste illustration de son projet communautaire européen.
Peux-tu nous dire d’où te vient cet intérêt pour les jardins ?
Le jardin s’impose à moi comme un fait, comme une évidence. Qu’il soit grand ou petit, somptueux ou modeste, utilitaire ou d’agrément. En même temps, j’ai toujours considéré que la peinture non moins que la littérature, offraient aux jardins comme un supplément. Certes, la représentation d’un jardin en un tableau ou la description d’un jardin dans un livre n’en tiennent pas lieu, mais me procurent des émotions, différentes mais comparables, à tout le moins complémentaires. C’est que les jardins valent également par ce que l’écrivain en dit et par ce que le peintre ou le poète en montre. Je dirai même qu’ils réclament d’être dépeints ou décrits. En ce sens, c’est par la peinture et par la narration ou par la poésie que le jardin tire aussi son existence, et cela à travers l’infaillible temps qui le soumet au changement. Je ne l’ai jamais autant ressenti sinon vérifié qu’à partir du moment où, transmis par mon père et par mon grand-père, il m’a été donné la responsabilité d’un parc conçu en 1825 par le célèbre paysagiste Paul de Choulot. De quoi me persuader qu’il ne fallait pas être qu’aux seules études livresques mais vivre au quotidien sur le terrain pour avoir une véritable connaissance de la forme d’espace qu’on appelle jardin, ce que je préfère appeler le lieu d’un jardin en référence au « génie du lieu ». Le fameux « genius loci », si cher à Goethe.
Dès lors, de quelle façon as-tu approfondi cet intérêt pour les jardins ?
Ma formation universitaire étant philosophique, je n’ai jamais oublié que le jeune Phèdre, dans le dialogue éponyme de Platon, y désigne à Socrate un arbre au loin, un platane, arbre de la Grèce ancienne s’il en est, et lui dit : « Ce serait une bonne idée d’aller discuter là-bas à l’ombre ». Eh bien, c’est dans cette proximité des arbres qu’une attention particulièrement approfondie aux arbres s’est instaurée en moi. Je m’y suis abandonné. Le plaisir que j’en retirais par les yeux et celui que j’en retirais par l’esprit ne faisait plus qu’un. Et c’est d’abord aux poètes que j’ai emprunté de quoi évoquer les arbres. Cela a fini par constituer une promenade anthologique de près de 500 pages que j’ai publiée en 2005 sous le titre Des Poètes et des Arbres, en étant intimement convaincu que le savoir botanique avec ses classements, certes indispensable, ne saurait suffire ; et que, le scientifique ne pouvait comprendre l’arbre sans appeler à la rescousse le poète. Les arbres constituant les éléments primordiaux d’un jardin, j’ai été par la suite tenté, non sans m’assurer la complicité de grands écrivains, de les décrire en leur milieu, là même où je vis. Il en a résulté La matière des arbres, essai récemment paru dans lequel on peut voir en guise d’illustrations les aquarelles réalisées sur place par mon grand-père ; toujours mon idée de jardin étant qu’on ne peut faire l’économie de sa représentation descriptive par le peintre ou par l’écrivain. Bien au contraire ! Si donc le jardin fraye avec la littérature, et Chateaubriand et Goethe en sont de beaux exemples, Monet, Renoir, Caillebotte ou Vuillard voyaient, eux aussi, leur jardin. Et ô combien en Allemagne Emil Nolde dont le paradis verdoyant de sa maison à Seebüll, près de la mer du Nord, est une merveille !
Alors comment est né ce projet d’ouvrage sur l’Esthétique du jardin paysager allemand que tu viens de faire paraître ?
Mon projet de consacrer un livre à l’Esthétique du jardin paysager allemand, circonscrite au XVIIIe et au XIX siècles, a été anticipé au départ par l’agrément que j’ai eu, durant de nombreuses années, à visiter quantité de parcs et jardins en Allemagne. Leur découverte a même été l’élément moteur de la plupart de mes voyages outre-Rhin. Cela le demeure. Et c’est pour m’en rendre plus sensible la proximité que j’ai très vite éprouvé le besoin d’en compléter ma connaissance par la lecture de textes qui s’y rapportent. Textes venus petit à petit nourrir la perception, que j’avais de ces parcs et jardins, tout en l’enrichissant. Et puis, l’envie d’étudier leurs formes s’est transformée en l’idée d’écrire un livre qui en donne leurs caractéristiques, mais c’était avant de savoir de quelle façon j’allais m’y prendre. La seule chose que j’avais alors à l’esprit était d’en procurer une description afin de donner au lecteur l’impression de suivre les pas d’un promeneur, comme je l’étais moi-même. À savoir, une description relatant une promenade, pas à pas, et qui vous mène successivement d’un endroit à l’autre avec une attention précise aux détails : arbres, bouquets d’arbres, plan d’eau, fabriques, pavillons et ruines, ou échappées de vue, rocailles et fontaines… C’était avant que je ne découvre, à l’occasion d’un voyage à Berlin, l’œuvre du prince parcomane Hermann von Pückler-Muskau (1785-1871), à travers son parc de Muskau et ses Andeutungen über Landschaftgärtnerei (1834), qui sont des considérations destinées à ses contemporains profanes qu’il voulait convertir à l’art du jardin paysager. Elles me parurent rejoindre à ce point mon regard que j’en fis presqu’aussitôt la traduction parue en 1998 sous le titre Aperçus sur l’art du jardin paysager. Ces « Aperçus », traités d’un point de vue strictement technique ou pratique, sont en outre assorties dans le livre d’un passage en revue de parcs anglais, parmi les plus célèbres, qui rassemble des descriptions épistolaires écrites par Pückler au cours de son voyage en Angleterre, entre 1826 et 1828. C’est en rédigeant la présentation de ce livre que j’ai été soudainement persuadé qu’un ouvrage sur l’art paysager des parcs allemands, ne pouvait s’en tenir uniquement à des descriptions mais devait également aborder le plan de la réflexion intellectuelle ainsi que le plan pratique. La répartition de l’ouvrage en trois parties – réflexive, descriptive et pratique – était toute trouvée. Je n’avais plus qu’à m’y atteler.
Comment s’est déroulée son écriture, sachant que vous êtes plusieurs auteurs ?
C’est en ceci que le hasard fait parfois bien les choses car l’ampleur ou plutôt l’énormité du projet était tel que je n’avais absolument pas la capacité de m’y lancer seul. Or, voilà qu’en 2012, le Prof. Dr. Andreas Beyer, qui était à l’époque Directeur du Centre allemand d’histoire de l’art à Paris (Deutsches Forum für Kunstgeschichte), me met en contact avec une germaniste, maître de conférences à l’université Paris 8-Saint-Denis, à savoir Marie-Ange Maillet, qui venait de mettre la main à la Bibliothèque Historique de la ville de Paris sur une traduction anonyme datant de 1847 du traité de Pückler. Traduction dont j’ignorais l’existence au moment de la mienne sans quoi je ne l’aurais pas entreprise. Bien entendu l’intérêt était de la publier, ce qui, après ma rencontre avec celle qui était à l’origine de cette découverte, fut rendu possible grâce à l’aide du Centre allemand d’histoire de l’art. Entre-temps, Stéphanie de Courtois, docteur en histoire de l’art, enseignant à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles, était venue se joindre à nous pour cette nouvelle édition des Aperçus du jardin paysager dans sa version de 1847. Or, dès ma première conversation avec Marie-Ange Maillet, il fut question de la perspective d’un ouvrage général sur les jardins paysagers allemands. Je tenais là mes auteurs. Et toutes deux souscrivirent d’autant plus passionnément au projet que, du jour où nous commençâmes à travailler ensemble pour Pückler, l’entente fut parfaite. Ensuite, c’est très naturellement que s’est effectué, pour ce qui allait devenir notre Esthétique du jardin paysager allemand, le partage des tâches. Ainsi Marie-Ange Maillet a-t-elle été amenée à prendre en charge la partie réflexive, moi-même ai-je été conduit à la partie descriptive et Stéphanie de Courtois à la partie pratique. Mais ce qu’il faut bien prendre en compte, c’est que l’un ou l’autre n’avons jamais travaillé seul ou simplement que pour soi. Ce qui signifie que rien ne s’est fait sans échanges ni discussions entre nous, et tout s’est déroulé en nous réunissant à intervalles plutôt réguliers afin de nous entretenir de nos recherches respectives, si bien que le sommaire n’a cessé d’augmenter séance après séance, au fil de nos trouvailles. En somme, une belle et efficace complémentarité ! Au final, l’ouvrage correspond à la vue que tous trois portons sur l’art du jardin paysager allemand. Là aussi, il s’agit d’un projet commun et partagé.
Quels sont tes projets et activités à venir sur ces sujets ?
Le projet d’écrire sur les jardins ne me quitte pas en cela que vivre en permanence dans un parc fait qu’on en sent la forte présence au quotidien. Ainsi l’écriture y tient une grande place, bref, joue pour moi un grand rôle. En effet, au-delà du labeur qu’un parc nécessite et des soins qu’il exige, je transcris des « prises de notes », écrites sur le vif, au fur et à mesure que j’observe, regarde, contemple la nature. Le regard ne me suffisant pas, l’écriture m’est décidément d’un précieux secours. D’ailleurs si j’étais peintre, il est probable que je m’adonnerais au tableau paysager. Reste que pour être parfois trop imprégné du même spectacle, il m’arrive de faire voyager mon regard au-delà du périmètre de chez moi. Et c’est encore dans les jardins allemands qu’il s’y promène le plus volontiers en n’épuisant jamais ce qu’on peut y voir. Je gage que mon prochain livre y emmènera à nouveau ses lecteurs.
Ta pointe d’expertise sur l’histoire des jardins paysagers européens, en particulier dans le domaine allemand, est pour nous très précieuse forcément. Elle l’est à plusieurs titres d’ailleurs. Déjà parce qu’elle est assez peu répandue, par le fait que l’histoire des jardins allemands est assez mal connue et peu valorisée, voire presque dépréciée par moment, en rapport aux grandes traditions bien connues du côté italien, français, ou encore anglais, alors même qu’ils ont une place fondamentale dans l’histoire horticole et paysagère européenne sur la longue durée. Peux-tu nous en dire plus sur ta lecture générale de cette histoire des jardins-paysages européens ?
C’est peu dire que les jardins allemands, qu’elle qu’en soit le genre historique, médiéval, Renaissance, baroque, rococo, ou romantique, sont le plus généralement inconnus des Français, non moins que leur histoire. C’est justement pour tenter de remédier à ce défaut d’ignorance qu’existe l’ouvrage de Marie-Ange Maillet, Stéphanie de Courtois et de moi-même sur les jardins paysagers en Allemagne. La raison de cette méconnaissance réside certainement dans la longue animosité politique entre les deux pays dont la réconciliation, soit dit en passant, est à la base de l’idée européenne. Mais elle est aussi à imputer à la grande réputation accordée aux jardins italiens, français et anglais. Car, c’est à peine si certains livres, même du siècle dernier, réservent quelques pages aux jardins allemands, et uniquement lorsqu’ils leur trouvent un côté italien, français ou anglais. Et cela parce que les jardins sont perçus en leur collant des étiquettes nationales, chaque pays exaltant sa propre mémoire culturelle sur la base de ses jardins historiques. Certes, il est difficile de percevoir la signification de Versailles sans se référer à l’idée d’une France centralisée et absolutiste. Ce n’est qu’un exemple mais loin d’être isolé. Tout compte fait, je préfère tirer profit des intuitions qui se font jour dans la définition d’un parc comme celle que nous donne Jean-Jacques Rousseau dans la Nouvelle Héloïse : « Un composé de lieux très beaux et pittoresques dont les aspects ont été choisis en différents pays, et dont tout paraît naturel excepté l’assemblage. » En vérité, beaucoup de jardiniers allemands, à toutes les époques, se sont rendus en France, en Angleterre ou en Italie et jusqu’en Russie, de même que beaucoup de jardiniers français ou anglais sont allés en Allemagne, en Espagne ou en Italie. L’énumération de ces jardinistes, ayant circulé partout en Europe pour parfaire leur formation, serait fastidieuse. N’oublions pas que Peter Joseph Lenné, l’un des plus fameux paysagistes allemands au service de la cour de Prusse a effectué une partie de son apprentissage au Jardin des Plantes à Paris. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Une dernière question, pour une dernière mise en perspective avec notre association : quels conseils et orientations pourrais-tu nous donner, si un jour nous devions développer nos projets de « jardin citoyen européen » en rapport au contexte allemand ?
La référence à ce qui serait le jardin allemand n’existe pas, même si le jardin n’est jamais totalement sans attache. En tout cas, selon moi, il y a toujours dans un jardin un centre, à savoir un point sans lequel le jardin ne me paraît pas naturel. L’hémicycle dans le jardin de Jean Monnet me semble tout à fait correspondre à ce point où l’on peut se poser, discuter, écouter. Ce qui est très important car dans les jardins qui ne possèdent pas de centre ou qui le n’ont pas trouvé, les visiteurs ne font que passer, n’y restent pas. Or, c’est aussi de ce point central qu’on peut admirer le jardin dans son ensemble. Et puis, il est symbolique qu’il soit visible de la maison et du centre de conférences, ce qui en gouverne le sens eu égard à l’idée communautaire de l’Europe. Dans le même registre symbolique, j’imagine le jardin de Jean Monnet faire allusion à la disparition des frontières européennes en aménageant une bordure fermée par des lignes, la ligne étant ce qui marque les frontières des cartes géographiques et une autre dont les limites soient indéfinies. Enfin, si le jardin peut pratiquement s’envisager d’un seul coup d’œil comme l’on regarderait une carte géographique de l’Europe, le promeneur dans le jardin de Jean Monnet devrait être conduit à se pencher sur les plantes et leurs étiquettes comme il se pencherait sur carte pour y regarder de près. Le jardin est en soi-même une carte. Ceci pour dire que tout jardin requiert un commentaire, à tout le moins un accord avec l’idée qui y préside. Rien à voir avec quelque fantaisie ou goût de l’originalité. Et je crois qu’il dépend avant tout de l’association de bien veiller à cette logique européenne du jardin de Jean Monnet et de s’y tenir.
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De formation philosophique, Eryck de Rubercy a publié avec Dominique Le Buhan Douze questions à Jean Beaufret à propos de Martin Heidegger (Univers-Poche, coll. Agora, 2011). Essayiste (Parfums, Fata morgana, 2009), critique littéraire et traducteur d’allemand (prix Nelly-Sachs 2004), c’est sa relation familière avec la nature dans l’activité de sauvegarde d’un parc paysager qui est à l’origine de son anthologie Des poètes et des arbres (La Différence, 2005) ainsi que de son livre La matière des arbres (Klincksieck, 2018). Il est notamment le traducteur (1998) et l’éditeur (2015) des Aperçus sur l’art du jardin paysager (prix historique P. J. Redouté) du prince parcomane Hermann von Pückler-Muskau, dont il a également traduit la Petite revue de parcs anglais (Klincksieck, 2014). Dernier ouvrage paru : Esthétique du jardin paysager allemand, XVIIIe-XIXe siècle (Klincksieck, 2018), en collaboration avec Stéphanie de Courtois et Marie-Ange Maillet.
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